Friederike van Lawick et Hans Müller : la métamorphose comme métaphore de l'identité (extrait)
Par Paul Ardenne
(in cat. (Id)entité, Biennale de la photographie d'Anvers, Anvers 06-1998)



Commencée en 1990, devenue depuis lors une des propositions les plus significatives en terme de création numérique, la série La Folie à deux des duettistes Friederike van Lawick et Hans Müller s'organise en fonction d'un protocole intangible. Des couples d'artistes connus pour oeuvrer en commun (à l'instar de Lawick et Müller eux-mêmes) sont photographiés, chaque visage pris séparément sur le mode du photomaton. Au moyen du morphing, l'image des visages est ensuite mixée de manière graduelle : en seize clichés, l'un devient l'autre et inversement, le point de fusion des images dessinant les traits d'un être croisé, ainsi que le diraient les biologistes. Envisagée par les artistes comme une suite de <<métaportraits>>, l'œuvre qui en résulte évoque l'entreprise anthropométrique, mais versant poétique ou psychanalytique. Elle informe aussi sur le monde de l'art vivant et le choix qu'y font nombre d'artistes d'un travail en couple, né souvent du refus de la mythologie personnelle ou du mythe de la démiurgie.

Fascinées par la chirurgie plastique, les progrès de la biologie et les techniques toujours plus sophistiquées d'implants physiques, les années 90 ont signé l'avènement de ce que certains observateurs ont pu diagnostiquer comme relevant du <<post humain>> ou du <<post organique>>. Idée principale : le corps, ayant cessé d'être une réalité stable, s'offre à la mutation, il possède à présent les moyens techniques de sa propre reconfiguration. S'il semble en apparence s'inscrire dans cette mouvance, le propos de Lawick et Müller n'en dérive pas moins par l'ordre de l'illusion qu'il instaure et maintient. Ici, le corps réel ne change pas, l'imaginaire seul le réinvente. Se défiant de toute propension eugénique, la technique étant par eux contenue à un rôle second (on peut envisager à ce propos qu'un couple de peintres très patients ne serait pas loin de pouvoir obtenir un résultat proche, sinon équivalent), Lawick et Müller se gardent bien de recalibrer le réel par le truchement de l'outillage technologique. Attachés au principe de la représentation, ils en rejouent au contraire l'apparence dans le sens de ce jeu immémorial dont l'art est le vecteur naturel : celui de la métamorphose, devenant chez les deux artistes la métaphore tout à la fois de la complexité identitaire (je est je, je est aussi un autre) et de la représentation triomphante (l'image, même née du réel, est apte à l'outrepasser). Le morphing, en l'occurrence, réalisera notamment ce que la technique n'a pas encore crée dans les faits, ce que la conscience même ne peut concevoir qu'en un mouvement d'incrédulité, sans jamais se le représenter à elle-même tout à fait : l'androgyne, figure de la confusion des sexes et de la représentation sexuellement nivelée de l'humain (de l'androgyne, Bardés parle d'ailleurs non sans à propos de <<figure farce>>, ou encore de sujet <<improbable>>).

    Un aspect signifiant du travail de Lawick et Müller, du coup, a trait à l'auto création, qu'on pourra lire selon le principe freudien de l'héroïsme du moi, ce moteur majeur de la création artistique. L'artiste comme celui qui s'offre à titre de figure héroïque, transcendée par sa création, à cette nuance près, évidemment cardinale : chez Lawick et Müller, le sujet créateur se révèle incarné non sous cette forme posée que représente d'ordinaire le portrait ou la simple auto citation (l'autoportrait, par exemple) mais sous l'espèce d'un hybride, nommément, du corps de toute façon irreprésentable, quoique représenté pourtant, des artistes œuvrant à quatre mains, corps double quoi qu'il n'en forme qu'un, décidément énigmatique. Comme à dire qu'aucune création ne se conçoit sans soi-même lié à autrui, qu'il s'agisse du spectateur auquel l'œuvre d'art se destine ou, dans le cas de Lawick et Müller, de cet autre de l'artiste que figure sa compagne ou son compagnon de travail, qui n'est jamais lui-même mais l'est pourtant absolument.

Paul Ardenne

 

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PERFECTLYsuperNATURAL
par LawickMuller 

 

Notre culture et notre histoire ont l'obsession d'un renouveau mental, spirituel, idéologique et moral du genre humain.Divers concepts de l'"Homme Nouveau" sont présents dans la Grèce antique (Platon), dans le christianisme primitif, pendant la Renaissance, à l'âge de l'humanisme et des Lumières, et chez les théoriciens de la Révolution française (Condorcet). Le XXè siècle nous a donné au sujet de l'homme nouveau des proclamations et thèses aussi disparates que le manifeste des futuristes italiens, la théorie marxiste ou l'idéologie raciale nazie.
Les XVIè et XVIIè et l'âge des Lumières considéraient l'histoire comme un mouvement vers le perfectionnement de l'individu grâce à l'éducation et à l'application systématique de la science à la nature et à la société.
L'on croyait dur comme fer à la notion d'un perfectionnement collectif et permanent à l'aide de la science. Il n'est pas surprenant que dans sa vision fictive, Saint Simon ait remplacé le Christ par le physicien Newton en tant que rédempteur de l'humanité.
L'âge de la machine a donné naissance à la notion d'une "machine humaine" dont les capacités sont susceptibles d'être optimisées par des ingénieurs de l'humain. Un savant ingénieux était censé pouvoir créer un nouveau prototype humain, une race de surhommes.
Depuis le XIXè siècle, divers modèles de l'humain ont été adaptés à la théorie de l'évolution et à la biologie scientifique. De nombreux biologistes estimaient que leur mission consistait à préparer le stade suivant de l'évolution humaine et d'optimiser l'équipement biologique des générations à venir.
Notre siècle a tenté d'imposer l'Ubermensch par une idéologie implacable et des attaques non moins féroces contre le corps lui-même. La notion d'un être humain "amélioré" ne s'est pas effondrée avec les idéologies politiques ; elle a toutefois perdu son innocence.
Le fantasme de l'Homme Nouveau resurgit des soi-disant sciences de la vie, et dans le discours populaire sur les possibilités offertes par la biotechnologie et l'intelligence artificielle : visions d'épouvante pour ceux qui craignent ce produit d'une rage technologique sans frein ("ce que la science peut faire sera fait"), promesse d'une vie meilleure pour d'autres. Les visions de clones, de super-cerveaux ou autres avatars incarnent toujours les rêves humains de jeunesse éternelle, de bonheur et de prospérité, si souvent promis par les promoteurs de l'Homme Nouveau.
Quand pourrons-nous commencer à prévoir ce que seront nos enfants ?
Les éléments nécessaires se mettent rapidement en place. Le premier chromosome humain artificiel a été fabriqué en 1997. D'ici 2OO3, le Projet du Génome Humain aura décodé la totalité des 3 milliards de "lettres" chimiques qui composent le "texte" de nos quelques 70 000 gènes. Les expériences sur l'animal destinées à démontrer que ce processus ne créera pas d'horribles mutants sont en cours. (Mais la profonde inquiétude que suscitent ces manipulations génétiques n'est pas due à la crainte de l'échec mais aux périls de la réussite.)
Pour citer James Watson, promoteur du Projet du Génome Humain, lauréat du prix Nobel et co-inventeur de la double structure hélicoïdale de l'ADN : " Si nous ne jouons pas à Dieu nous-même, qui d'autre le ferait " ?
Dès lors qu'il s'agit d'améliorer la santé, tout est bon. L'on peut supposer que peu de gens refuseraient de se voir épargner une maladie mortelle ou de recevoir des "pièces de rechange" pour leur corps. Ces nouvelles technologies seront donc de plus en plus acceptées.
Mais qu'en est-il des gènes responsables de la personnalité ?
Nous assistons à une transformation globale et sans doute irréversible de la vie, sous la forme d'êtres "faits sur mesure" en modifiant définitivement leur "lignée génétique" (ovule et sperme). Dans cette perspective, l'évolution naturelle devient une quantité négligeable.
Il n'est pas difficile de prévoir le jour où, comme dans le film Gattaca, seuls les riches pourront se permettre de modifier génétiquement leurs enfants de sorte à leur donner des qualités aussi décisives que l'intelligence, la beauté, la santé et la longévité.
L'état naturel de notre constitution génétique devient un artefact social. Ce que nous jugeons désirable aujourd'hui caractérisera peut-être nos descendants.
(Espérons que notre imagination et notre raison iront au-delà des fantasmes reflétés par la science-fiction : modèles autoritaires de la personne et de la collectivité, souvent chauvins et militaristes, visions d'hybrides, de cyborgs ou de corps techniquement parfaits auxquels tout est possible.)
"L'affrontement entre la Nouvelle Génétique et les Valeurs humaines (sous-titre d'un livre de D. T. Suzuki et P. Knudtson, écrit dès 1989) est inévitable, de même qu'est indispensable un débat public sur la dimension sociale et éthique de la médecine moléculaire ou basée sur des manipulations de l'ADN, ainsi que sur les limites licites des interventions génétiques.
Avec le triomphe de la biologie moléculaire, la conception du corps (en tant qu'organisme, que système biologique) a fondamentalement changé. Le corps est considéré comme un réservoir d'information génétique, dans lequel elle est utilisée, modifiée et accumulée. L'ingénierie moléculaire génétique est devenue capable de fabriquer des molécules porteuses d'informations selon un processus extra-cellulaire, puis de les implanter dans la cellule d'un organisme vivant. Le corps lui-même les transpose, les reproduit et "teste" leurs qualités. Le corps devient ainsi un tube d'essai, un laboratoire. Ce qui était au départ des expériences extracellulaires destinées à mieux comprendre le processus de la vie est devenu une intervention intracellulaire visant à transcrire la vie et à déterminer notre avenir biologique.
Il est certain que le corps est devenu le "champ de bataille" (Barbara Kruger) du possible. Et le corps est plus que jamais en question, comme en témoignent de nombreuses expositions et sujets traités en art et en littérature - que ce soit pour le décrier, pour l'atteindre, le découvrir, l'éveiller, le désirer, censurer, manipuler, célébrer ou pour l'ériger en mythe, que ce soit pour le créer, le recréer ou le faire disparaître dans un univers virtuel - qu'il soit idéalisé voire parfait.
Les anciens Grecs avaient la vision d'un corps divinisé (vision redécouverte à maintes reprises au cours de l'histoire de l'Occident), et leurs visions de marbre ou de bronze, assez abstraites au début, sont devenues de plus en plus semblables à la vie et à la nature pendant les périodes classiques et surtout hellénistiques.
Dans notre projet PERFECTLYsuperNATURAL, nous avons voulu explorer ce qui ce passe lors de la rencontre entre l'antique notion du divin et les gens réels et normaux, l'"homme de la rue". Nous pensons que leur idéalisation selon le modèle grec reflète un vieux rêve qui n'est pas mort, et dont l'expression la plus récente est l'obsession du corps parfait et du surhomme.
En littérature, en philosophie et en sciences, l'idée de l'Homme Nouveau a été souvent abordée : J.J. Rousseau, S. George, Nietzsche, Junger, G. Benn, Teilhard de Chardin, Edward Bellamy, H.G. Wells et Aldous Huxley. Tous envisagent un être humain renouvelé, même lorsque certains de leurs concepts reflètent un modèle plus ancien.
Les positions darwinistes et l'idée d'eugénisme ont été diversement exprimées dans des écrits et romans utopiques tels que : Francis Gallon, Laputa (1865) et cantsaywhere (1910), qui décrivent une utopie eugénique.
Edward Bellamy, Looking Backward 2000 - 1887, fiction scientifique, traite de la société et de l'être humain parfait : élite biologique, sélection génétique.
Le roman utopique de H.G. Wells Men like Gods ("Des hommes pareils aux dieux", 1923) décrit une société organisée de manière scientifique qui atteint une quasi-perfection au terme de cent générations.
Le psychologue William McDougall a imaginé une "Ile de l'eugénie", communauté modèle dont les "nouveaux humains" avaient une forme parfaite, une intelligence supérieure et une grande moralité.
De nombreux spécialistes de la génétique humaine ont rejoint le régime national-socialiste.
Le généticien soviétique H.J. Muller a publié en 1936 Sortir des Ténèbres : l'avenir vu selon un biologiste, essai de synthèse du darwinisme et du marxisme abordant les thèmes de la sélection, de la duplication d'embryons, de la conception artificielle, de la transplantation d'ovules fécondés, des mères porteuses, etc.