Interview Transcommunication


Eric Deneuville : Quelle est la genèse de ce travail ?


Raphaël Boccanfuso : J'ai appris l'existence de cette photographie il y a une dizaine d'années, par relation familiale disons. La sincérité du témoignage m'a amené à considérer cette image d'un d’œil plus attentif et je dois dire que j'ai été fortement impressionné par son pouvoir évocateur et même par sa qualité.
C'est donc parce que l'image existait parallèlement au témoignage que j'ai décidé, bien plus tard il est vrai, d'en faire un film.


ED : Qu’en est-il donc de ce film ? Peux-tu présenter les principaux intervenants ?

RB : J’ai opté pour la forme documentaire, j’ai opéré ce choix car c’est la forme généralement admise de l’objectivité, c’est celle que l’on oppose à la fiction. C’est une forme d’emprunt qui véhicule et valide l’information. Si l’on parle de genre on est ici entre le fantastique, pour le sujet, puisqu’il y est question d’un phénomène paranormal, et le documentaire, pour la forme. Mais je tiens tout de même à préciser qu’il ne s’agit pas d’une fiction, je n’ai pas monté de toute pièce cette histoire, je ne m’intéresse pas à ce type de fonctionnement et, d’une manière générale, mon travail est, je crois, véritablement ancré dans le réel. C’est parce que la photographie et le témoignage existent que le film a pu se faire.
L’œuvre se construit sous nos yeux par le discours, Mme Saas raconte son histoire et sa relation à la photo, Yves Lignon du laboratoire de parapsychologie de l’université de Toulouse fait un exposé général sur certains phénomènes et plus précisément sur la Transcommunication enfin Sylvain Lizon, directeur du centre photographique d’Île-de-France, analyse, en bon sémiologue, le contenu de l’image. Donc trois regards croisés sur un même objet. Le discours de chaque interviewé recadre l'expérience avec sa conception de la réalité et son système d’interprétation. En même temps qu’ils participent d’un système de validation de par leurs statuts et leurs fonctions, je considère les trois intervenants comme co-auteurs de l’oeuvre. Et l’on pourrait considérer ici la présence d’un quatrième  intervenant ou plutôt d’un revenant, car la question centrale du film est l’apparition, sur une photographie que Mme Saas a fait d’elle même dans son intérieur, du visage d’une femme inconnue sur le téléviseur, alors qu’elle affirme que celui-ci était éteint.


ED : Lors de la projection, le spectateur occille sans cesse entre crédulité et septicisme. Le fait que deux des trois intervenants soient des spécialistes de leurs discipline renforce le sentiment d’objectivité. Prends tu position sur la véracité de cette apparition ?


RB: Au-delà de la question de l’apparition, et d’un certain questionnement simpliste auquel on ne peut, dans bien des cas , pas échapper et que l’on pourrait énoncer par ”t’y crois ou t’y crois pas?”, c’est le doute que la photo et le film lui-même installe qui m’intéresse. Pour ma part, bien que ne m’adonnant pas au paranormal, je suis convaincu de la sincérité du témoignage de Mme Saas ainsi que de l’existence de la photographie originale datant de 1991, qui est un tirage argentique non issu d’un montage ou autre ”photoshopage”, que j’ai d’ailleurs en ma possession et que j’ai pu montrer, en parrallèle au film, dans le cadre d’une exposition . Petite parenthèse: Il m’est arrivé, lors d’une présentation du fim, de me faire apostropher par une spectatrice qui s’étonnait que Transcommunication puisse être étiquetté ”film d’artiste” alors qu’il s’agissait pour elle d’un faux documentaire raté puisque selon elle, les témoignages étaient écrits et les intervenants lisaient sur un prompteur! Mon film assume même cette lecture, et je trouve cela très troublant que certains, dans leur système d’interprétation de l’image, puissent y voir des mauvais acteurs qui lisent sur des prompteurs, je n’aurais pas imaginé ça!
Ce coté ”imposture”, qui est latent dans la lecture qu’on peut avoir  du film, est en général au cœur du débat populaire sur l’art contemporain et ces productions: est ce qu’on ne se foutrait pas un peu de ma gueule, là?
Au risque de me répéter, je ne construit pas de fiction aussi bien dans le domaine de la vidéo que  dans mes autres activités liées aux arts plastiques, cependant ce type d’antagonisme réalité/fiction m’intéresse. Avec Transcommunication on peut penser à rationnel/irrationnel ou à la coexistence de deux fonctionnements qui ne se cotoient pas tel que science et parascience, l’un ayant pouvoir et reconnaissance et rejettant l’autre dans l’ombre; on retrouve le même phénomène dans l’art contemporain, il coexiste différents réseaux dans les pratiques artistiques de notre temps; par exemple qui connaît ce peintre amoureux de la matière et qui vend si bien rue de seine, ou cette autre qui pratique la taille-douce et à qui on passe commande d’un timbre poste et qui donc façonne, lui aussi, notre environnement, ou ce dernier peintre officiel aux armées?
On peut dire que, dans le domaine artistique comme dans pas mal d’autres, les mondes parrallèles ne rentrent pas en relation.


ED : Dans tes vidéos réalisées dans différentes manifestations politiques, religieuses ou d’ordre social, tu affirmais avec force des convictions, généralement à contre-courant des idées affichées par les manifestations. Dans Rien à déclarer, véhiculant une automobile transformée en oeuvre d’art, tu te heurtais aux douaniers des pays traversés lors de ton périple. Ton engagement est-il de même nature dans Transcommunication ?


RB : Les vidéos dont tu parles sont des actions filmés, elles se passent dans l’espace publique et sont en prise direct avec le réel, comme une volonté d’aller au devant des évènements, des personnes physiques et des autorités. Tout cet aspect n’est pas présent dans Transcommunication, je suis beaucoup plus en retrait, j’orchestre plus que je n’agis: je n’apparais pas dans la vidéo et je n’ai pas non plus pris la photographie dont il est sans cesse question. Les intervenants, comme je l’ai dit, sont co-auteurs, leur discours a un incidence sur le devenir du film, il le construisent en complicité avec moi si l’on veut, alors que dans les vidéos que tu cites le contexte général dans lequel se déroule les actions participe aussi de l’élaboration de la vidéo, mais la relation est plus de l’ordre de l’affrontement. Les gens ne sont, par exemple, évidemment, pas prévenus qu’ils vont être filmer par un type qui remonte leur manisfestation à contre-sens, c’est une forme de violence, de la même manière qu’un douanier filmé à son insu en caméra cachée; ceci pour dire que le positionnement même de la caméra témoigne d’un engagement différent, puisque dans Transcommunication il y a consentement à s’exprimer face à l’objectif. Cependant il me semble, si l’on veut mettre ces différents travaux vidéo en perspective, que tous , à leur manière sont des tentatives de brouiller les pistes et d’affirmer la complexité du réel. Avec les actions dans les manifestations se pose la question du point de vue sur un évenement on occille entre subjectivité et objectivité et est rendu problématique le rapport individu/collectif, dans Rien à déclarer, c’est la question du statut de l’œuvre et de sa reconnaissance par une autorité, non compétente dans le domaine artistique, il est vrai, qui est en jeu. Ce sont ce types de glissement que l’on retrouve dans Transcommunication, si l’interprétation du réel est mise en cause dans certaines autres vidéos, on bascule ici dans le domaine de l’irréel: à quoi avons nous à faire? Et c’est l’image, ou plus justement les différentes images qui sont remises en question. Tout d’abord qu’est ce film, documentaire ou ”vidéo d’artiste”? Puis, qu’est cette photographie dont il est question tout au long de la vidéo: vulgaire photo extraite d’un album de famille ou enregistrement d’un phénomène paranormal? Et enfin, qu’en est-il du visage de cette femme qui apparaît sur l’écran de télévision (éteint), est-ce l’image d’une actrice oubliée d’une invité de plateau télé ou une apparition fantomatique, l’image d’une personne décédée, tel que le définit le phénomène de la Transcommunication? Cette double lecture est rendu possible par le choix du casting, exception faite du témoin. J’ai choisi de faire appel à un spécialiste des phénomènes paranormaux et  un autre, de la lecture photographique, tout deux représentant l’autorité compétente, si l’on veut. Ils posent solidement l’interprétation, la rendre crédible, et affirmer une orientation de la lecture de ce fait photographique. Il n’y a pas, dans ce travail comme dans les autres, de soucis d’objectivité, bien que la forme documentaire y invite, les points de vue sont affirmés comme subjectifs.
Si le procédé d’autofilmage, adopté lors des remontés de manifs, affirmait un point de vue subjectif, il était aussi un moyen de faire ”participer” le spectateur en lui proposant de renouveller l’expérience à chaque visionnage. Avec Transcommunication, il est aussi fait appel au spectateur comme participant, le choix des intervenants n’étant pas fait selon un mode pour/contre, c’est le septicisme du spectateur, sur lequel j’ai misé, qui fait fonction de contre pouvoir et permet au questionnement d’émmerger.


ED : Transcommunication semble être une pièce importante dans ton travail. Quels développements y vois-tu ? Vers quels horizons souhaites-tu te tourner maintenant ?


RB : Aujourd’hui, c’est assez frais, et on sait que l’on a toujours une tendresse particuliaire pour le petit dernier. Bien qu’en apparence, ce travail ne ressemble pas à ce que j’ai pu faire auparavent, je ne considère pas qu’il s’agisse d’une rupture ou d’une nouvelle orientation. C’est un peu ”couillon” à dire, mais je n’avais jamais abordé le surnaturel ou même le thème de la Mort, c’est chose faite, et je ne m’en ferais pas une spécialité. On a l’habitude, et c’est très rassurant, de juger de la cohérence d’une démarche artistique par l’identification d’un style et de repères formels. Je ne m’en soucis pas. Cependant, je reste bien conscient que l’aspect protéiforme et pas forcemment identifiable de mon travail, n’est pas le garant d’une quelconque qualité. La figure de l’artiste qui n’est jamais où on l’attend est assez commune et parmi les attitudes artistiques reconnus celle-ci n’échappe pas non plus à un certain conventionnel. Mais pour répondre à ta question, j’ai un peu de mal à me projetter dans l’avenir, alors… De plus, je constate que les orientations d’un travail, ou l’émergence de nouvelles pièces, ne dépendent pas de ma seule volonté; c’est, bien souvent, à la suite de telle invitation ou proposition que des nouveaux projets se mettent en place.
Pour conclure, peut être convient-il de préciser, bien que le film soit autonome, qu’il peut se présenter sous une forme plus complexe. Je peux joindre à la vidéo, si les conditions d’exposition s’y prêtent, la photo originale ainsi qu’un écran de veille pour ordinateur. Cet écran de veille (à télécharger ici) a pour visuel l’écran de télévision tel qu’il apparaît sur la photo. Donc, le détail représentant le téléviseur avec l’apparition se substitue à l’écran de l’ordinateur au moment ou celui-ci s’éteint, au moment de cette ”perte de vigilance ” ; c’est un moyen pour moi de réactiver l’apparition, tout en lui faisant perdre son ”aura”  de phénomène singulier par une large diffusion.

Entretien avec Eric Deneuvielle réalisé en mars 2004.
Paru dans le catalogue Espace Croisé 1994-2006, cahier #1
Editions Espace Croisé, Roubais, 2006

 






Les démonstrations absolues de Raphaël Boccanfuso

Un texte publié par Synesthésie, à l'occasion de l'exposition...


A première vue on est tenté de placer Raphaël Boccanfuso dans le registre de la dérision, voire du cynisme ; ce qui pourrait le situer au cœur de plusieurs pratiques actuelles entre critique radicale et stratégies courtisanes. Une des premières pièces qui l’ont fait remarquer consiste en ce qu’on peut appeler une « voiture sandwich » qui sert à la promotion des structures qui l’aident. Car plutôt que de se cantonner à la situation bien connue de l’artiste assisté, Raphaël Boccanfuso préfère positiver les termes en « échange » empruntant les modèles des entreprises de communication, en l’occurrence ceux de la « publicité par l’objet ». Ainsi Raphaël Boccanfuso inverse avec panache la relation moderne de l’artiste au mécène se proclamant ouvertement « au service » de la promotion de son généreux mécène tout en revendiquant à cette prestation le statut d’œuvre. (cf. le site des aides individuelles à la création de la DRAC Ile-de-France, le n°9 de Synesthésie parrainé par R.B. mécénat, le n°8) A l’invitation de la BF15 à Lyon Raphaël Boccanfuso a installlé dans cet espace jouissant d’un emplacement idéal, place des Terreaux, trois pièces qui approfondissent cette démarche. Une silhouette découpée dans la vitrine, celle d’une hôtesse de salon professionnel donne le ton : « plus proche de son public avec R.B. ». Pour ce faire l’artiste continue son jeu de rôle devenant tour à tour éditeur de cartes postales touristiques et spécialiste d’études marketing.

Les méthodes s’appliquent toujours aux questions de l’art. Au rez-de-chaussée un diaporama présentait des paysages urbains qui interpellaient aussi bien le promeneur lambda, que le photographe professionnel, ou l’observateur des paradoxes. Le premier déambule dans les lieux publics investis par des artistes ou architectes célèbres. Le deuxième caresse l’idée de faire des cartes postales. Le troisième édite les cartes postales. Le tout réuni donne jour à une série de cartes postales où l’artiste aura représenté à sa façon les grands batiments contemporains : Bibliothèque de France, Arche dela Défense, Place des Terreaux lyonnaise avec une fontaine de Buren ... La loi latine protège les auteurs et donne la possibilité aux architectes ou artistes de l’espace public repérés par Boccanfuso d’exiger une rétribution pour toute diffusion massive d’images de leur œuvre. L’artiste répond à l’artiste en respectant sa volonté. On ne verra pas les réalisations prestigieuses, mais le paysage alentour, l’œuvre bâtie étant pixellisée à la manière des documentaires télévisuels qui protègent l’anonymat des témoins. Ainsi les batiments publics (Opéra de Lyon de Jean Nouvel, Bibliothèque de France de Dominique Perraut), camouflés dans l’image deviennent virtuels. Par cet iconoclame audacieux, R. Boccanfuso pose beaucoup de questions intéressantes.

Le fait pour un artiste d’interdire la diffusion de l’image de son œuvre procède du désir de donner à cette œuvre un statut d’autonomie par rapport aux autres bâtiments de l’espace public. Ce statut s’apparente à celui des personnes qui jouissent d’un droit à l’image qui les protège de toute reproduction sauvage attestant de leur présence dans ce lieu (règle de protection de la vie privée). Mais les œuvres non photographiables jettent le même interdit sur leur environnement, les immeubles et espaces publics proches étant de la même façon escamotés, exclus, par ce protectionnisme. R. Boccanfuso réhabilite cet environnenment en lui rendant sa dignité de représentation. De plus la trame de pixel dont il recouvre les édifices interdits d’image déplace la lecture esthétique que nous faisons de ce paysage. Cet effet pixel utilisé à la télévision pour masquer certaines parties, en général des personnes dont on protège l’anonymat, est une convention qui souvent renforce la véracité de propos dont la source doit rester cachée pour mettre en lumière des révélations très graves relevant de l’injustice, du scandale, et qui mettraient en danger le témoin. Pixellisation par ailleurs source de fantasme où la négation de la personne n’est pas vécue comme un acte révisionniste mais plutot comme un gage de vérité. D’artiste à artiste, R. Boccanfuso aurait sans doute pu obtenir les autorisations. Il faut donc en conclure que son intention n’a jamais été de photographier ces édifices illustres mais de le mettre en tension par rapport aux notions d’espace et de paysage publics. Et de renvoyer à une prise de conscience citoyenne.

« Savoir disposer ses couleurs », la deuxième série présentée à la BF 15, prend la forme du patient travail d’un amateur des grands maîtres de la peinture non-figurative lequel a voulu vérifier de manière rationnelle les lois de représentation par composition colorée qu’ils ont pronées depuis le début du XXe siècle . Ce pourrait être le travail obtenu par un maniaque des statistiques qui aurait pour ambition de résoudre les mystères de la couleur par l’analyse quantitative de cette dernière. A coup de cutter il a méticuleusement découpé chaque surface de même ton puis a recollé ces fragments dans un modèle emprunté aux histogrammes que les experts des services d’étude affectionnent. Il fait voler en éclat l’intégrité des compositions de Mondrian, Albers,… en éclats de couleurs qu’il recompose avec application. Les plages de couleur sont collées les unes aux autres. Conjurant l’absolu pictural, Boccanfuso analyse ainsi froidement les recettes des grands peintres, leur pourcentage d’énergies jaune ou rouge. Commentaire d’un genre inédit, qui ne peut être pris pour une blague de potache tant la réalisation est consciencieuse. Détournement ? Parodie d’un cours sur l’histoire de l’art ? Il introduit d’ailleurs l’un de ses collages dans une vidéo filmant une conférence de Michel Ragon sur la peinture abstraite. Sa série de cartes postales, réunies sous une pochette bleu yves Klein, sans découpage bien sûr, est encore une pirouette qui provoque pleinement le fétichisme lié aux objets d’art. Chez Patricia Dorfmann la Marianne 2002 qu’il présente amorce une nouvelle phase de cette analyse des représentations symboliques culturelles. L’exposition tombe à pic puisqu’en pleine période d’élections où le débat sur les valeurs républicaines a été particulièrement intense. Or l’identité de la République c’est bien, au niveau populaire, cette Marianne qui l’incarne. Et toutes les stratégies médiatiques populilstes qui ont amené les politiques à donner à Marianne les traits de Brigitte Bardot ou de Laetitia Casta sont dénoncées par sa proposition. Constatant que la législation autorise toute représentation subjective de Marianne R. Boccanfuso propose de lui donner les traits de sa galeriste. Quelques maires ont compris cet enjeu et en accueillant ce buste dans leur mairie en ont profité pour donner un petit cours d’instruction civique à leurs administrés. Ainsi R. Boccanfuso a encore une fois apporté son service à une réflexion à laquelle l’art contemporain nous convie trop rarement celle de la valeur des choses, financière et symbolique, de la tractation, de la représentation sociale, de l’information, de la communication et de l’engagement.

Anne Marie Morice - Synesthesie, 2002