La sérénité, l'harmonie. Accord des contraires. (extrait) par Gilbert Lascault (in cat.Zong Dé An, galerie Gana, Paris sept.2000)

 

Zong Dé An conjugue le sec et les fluides ; la verticale, l'horizontale et les obliques ; le tendu et le flottant ; le fragile et la persistance ; l'éphémère et la permanence ; le plan et les plis ; le diapré et l'éteint ; le chatoyant et l'effacé ; le rouillé et le radieux ; la "chose" et l'ombre ; le caché et le visible.
    Il concilie les contraires. Il harmonie les opposés. Il réunit des dissemblances, des dissonances heureuses, des différences qui vous enchantent.
(…) Ainsi les œuvres de Zong Dé An nous donnent à voir les formes de la Voie, en partie évasives, esquissées, devinées, pressenties. Elles nous aident à penser, à nous améliorer. Elles constituent un message en attente, suspendu, de l'énergie immatérielle, de la force, de la vie, de la vérité, de la lumière. Selon Zong Dé An, le message vient d'ailleurs, du divin. Le message passe par les œuvres ; il est transmis par nos sensations, par nos sentiments. Les œuvres sont peut-être des prières, des méditations animées par le souffle. Selon le poète Paul Valéry, en 1944, "la liberté est une sensation. Cela se respire".
(…) Zong Dé An a la connaissance des matériaux modestes, simples, économiques ; il les aime ; il sait les employer, les agencer, les organiser de diverses manières. Il n'utilise ni le marbre, ni le bronze, ni l'argent. Très rarement, il crée un reflet d'or sur une surface. Dans ses œuvres, interviennent le fer rouillé, des couvertures,  des toiles parfois usées, des papiers de couleur d'Asie ou d'Occident, le plâtre, l'argile parfois "ligotée", des ficelles tendues, des branches, des peaux de banane et d'oranges séchées et suspendues, le sel, des boules de riz, des galettes, la cire blanche, des fragments de miroirs, des aiguilles de bois, des fils… Il célèbre l'humilité, la réserve, l'effacement, la douceur, la modération, la retenue.
L'atelier de Zong Dé An est un étrange jardin silencieux. Parmi des plantes diverses, l'artiste crée des poèmes visibles, des mouvements de l'âme. Il donne à voir la vie ondoyante, les jeux de l'éphémère et de la permanence.
(…) Zong Dé An intervient peu. Il médite. Il se concentre. Il contemple les changements de la lumière. Il regarde le soleil qui se renouvelle chaque jour et qui ne cesse pas d'être éternellement nouveau. Il agit peu. Vous vous souvenez de certaines phrases du Tao - tö - King (LXXVIII) : "Rien n'est plus souple et plus faible que l'eau. (…)


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Beauté, Slendeur du Vrai (extraits)
par Michel Nuridsany (in cat.Zong Dé An, galerie Gana, Paris 1995)


La façon dont on approche une œuvre, un artiste pour la première fois n’est-elle pas déterminante ? Ne conditionne-t-elle pas, presque toujours, la vision que nous en aurons après ? Aborder Mozart par les opéras, «  Une petite musique de nuit » ou le trio « A Puchberg » est-il indifférent ? Aurons-nous la même vision de Dostoïevski si nous lisons d’abord «  Les frères Karamazov » ou « Humiliés et offensés » ?
Je me souviens de ma découverte des objets peints de Bertrand Lavier . C’était chez Eric Fabre. Avec l’artiste nous étions alors assez en froid, la conversation s’était étirée, plutôt rare et agressive, pendant le dîner : j’avais écrit sur sa participation à une exposition intitulée « Partis pris autres », à l’ARC, dans mon journal, un article très critique. Son galeriste m’ entraîne dans une sorte de sous-sol où il me montre une armoire en fer comme on en trouve dans le vestiaire des grandes entreprises, recouverte de larges touches de peinture à la Van Gogh. Sculpture transformée en peinture, peinture hantée par la sculpture. Vertigineux court-circuit. Je n’aimais pas trop ce que je connaissais de Lavier à l’époque, je n’étais pas enclin à l’indulgence étant donné ce qui venait de se passer pendant le repas ; mais devant cette œuvre éblouissante d’évidence, d’intelligence aiguë, traversée d’humour, tous mes griefs tombaient et devant ma réaction tous les siens aussi. Au renversement qu’opérait le geste artistique répondait le renversement d’attitude. Nous nous en sommes toujours souvenus dans nos rencontres, nos rapports professionnels et amicaux.
Ma première vision d’une œuvre de Claude Lévêque fut, elle aussi déterminante. C’était en banlieue, au milieu des grandes surfaces, dans un vaste espace impersonnel où d’innombrables artistes relativement connus exposaient du bout des lèvres, du bout des doigts, des oeuvres sans intérêt. J’avançais à 7 Km à l’heure, déçu, agacé et soudain ce fut l’éblouissement de «Grand hôtel»: une table avec une nappe, des roses par dessus et des photos dans des cadres bon marché, du verre brisé tout autour. Je demande autour de moi qui a fait cela. Un gros garçon rougeaud au regard extraordinairement intelligent apparaît. Tendre. Violent. Sans masque. A part, comme ses œuvres, au milieu de celles de ses pairs, si prudents, si distants. Cette rencontre merveilleuse, hors normes, dans ce contexte glauque et ordinaire, bien peu artistique, m’a si profondément marqué que je m’en suis souvenu chaque fois que j’ai redécouvert Claude Levêque à Paris, à l’étranger ou en province pour une exposition.
La première fois que j’ai vu une œuvre de Zong de An c’était chez Patricia Dorfmann dans sa galerie de la rue de Charonne, espace biscornu, séduisant et bizarre, tout en hauteur, en greniers, avec des surfaces d’humeur vagabonde, des échappées belles entre les colonnes , quelques déclivités surprenantes et, au rez-de-chaussée, une impression de laisser aller allègre, étrangement féconde.
C’est au sol que j’ai vu les premières œuvres de Zong De An, posées légèrement à plat et comme soumises au long labeur du temps, à l’érosion, au travail des rouilles, à la lente enpansion des cellules colorées à l’intérieur ou à la surface des corps, des papiers, des objets, à la vie de la matière, à l’alchimie à l’œuvre au cœur des choses. La salissure et même une sorte de gangrène étaient accueillies là, certes pour leur beauté étrange, mais il s’agissant tout de même, d’abord, d’accident, d’incongruité vénéneuse, d’hypertrophie, de rupture dans la tentation de maintenir en équilibre la perfection des choses.
Les œuvres avaient l’air oublié dans un coin de la galerie, laissées là, presque par inadvertance et c’est ainsi que je les ai découvertes, abandonnées aux outrages de la lumière qui défait les couleurs, inscrit des traces lorsque des objets font écran, un moment, aux intempéries possibles, aux faites d’eau, et puis encore que sais-je…
Pauvres choses très belles, oubliées là. Négligées. J’ai pensé à l’admirable début du livre de Junichiro Tanizaki : «Eloge de l’ombre» où le grand écrivain parle de la prévention réelle ou supposée des asiatiques envers tout ce qui brille : « Nous avons toujours préféré les reflets profonds, un peu voilés, dans les pierres naturelles aussi bien que dans les matières artificielles ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. «Effets du temps», voilà certes qui sonne bien; mais à dire vrai, c’est le brillant que produit la trace des mains. Les Chinois ont un mot pour cela, «le lustre de la main», les Japonais disent «l’usure»: le contact des mains au cours d’un long usage, leur frottement, toujours appliqué aux mêmes endroits, produit avec le temps une imprégnation grasse; en d’autres termes ce lustre est donc bien la crasse des mains. Ce qui explique qu’on ait à l’aphorisme «le raffinement est chose froide pu ajouter…et un peu sale». Quoi qu’il en soit, il est indéniable que dans le bon goût dont nous targuons, il entre des éléments d’une propreté douteuse et d’une hygiène discutable. Contrairement aux occidentaux qui s’efforcent d’éliminer radicalement tout ce qui ressemble à une souillure, les Extrêmes orientaux la conservent précieusement et telle quelle pour en faire un ingrédient du beau».
C’est ainsi que j’ai d’abord vu Zong De An. Non pas comme l’abstrait élégant que certains auraient voulu qu’il soit. Non :à terre, dans l’ombre et en but à la salissure. La désignation de ses œuvres récentes portent sous le titre «Le réel»ou «Le Temps»: «papier, traces d’eau et de lumière sur toile», «matière desséchée, trace d’eau et de lumière sur toile», «Traces d’eau et de lumière, aiguille de bois sur carton», «Traces d’eau et de lumière, matière desséchée sur blocs de plâtre».
L’élégance, la délicatesse supposée de Zong De An me gènerait plutôt.
Me garde de cette pente à considérer l’artiste dans une dérive décorative qui ne l’intéresse nullement cette première approche dont j’ai dit l’importance.
Zong De An a 38 ans. Il a quitté la Corée il y a quinze ans. Sa mère était artiste. Elle connaissait bien l’art traditionnel asiatique et l’art «moderne» occidental. En fait elle lui a raconté des histoires; surtout celles des artistes de la Renaissance. «  Cela m’a beaucoup touché, dit-il, à cause de la réalité…Dans la peinture coréenne la réalité n’existe pas. Même les montagnes n’en ont pas. Il suffit de trois lignes pour les figurer. Un point représente un petit objet. C’est très abstrait tout cela. Les artistes de la Renaissance, eux, peignaient les gouttes de sang sur le visage du Christ. Nous, nous ne peignons jamais le sang : nous l’imaginons. L’art occidental, lui, montre les choses».
Le jeune Zong De An lit. Beaucoup. Un livre sur l’art surtout. Le jeune homme refuse pourtant d’aller à l’Université où s’enseigne l’art. Il a 18 ans. Il est d’humeur Changeante et vagabonde, aime voyager. Bien qu’il n’ait pas étudié l’art à l’école, il expose. C’est alors qu’il découvre à quel point il a besoin de rencontrer les gens, combien sa situation particulière lui pèse:il est en quelque sorte coupé du reste du monde.
Lorsque je l’ai rencontré récemment il ne m’a parle que de cela, de sa découverte de l’amour humain, de Dieu (« j’ai rencontré Dieu », m’a-t-il dit), de la parole du Christ, de l’amour encore, un amour généreux, ouvert, un amour qui se donne sans compter. «C’est comme l’art, m’a-t-il dit. C’est vraiment proche».
Point n’est besoin d’extrapoler à partir de là, mais le manque et le besoin existent et la présence de l’invisible au cœur de l’être. Présence sans forme qui n’est qu’amour.
En 1980 Zong De An vient à Paris. Pourquoi Paris? A l’époque les artistes regardent plutôt du coté de new York, de Cologne ou de Düsseldorf. Il y avait aussi Tokyo. Mais c’est à Paris que la famille connaît des artistes amis. Va pour Paris…Entre 1981 et 1985 il fréquentera l’école des Beaux-Arts, section peinture, avec Olivier Debré, Segui pour professeurs.
Il n’y apprend pas grand chose. Un artiste apprend-il quoi que ce soit dans une école ? Il en profite pour aller à la découverte de l’art occidental, tenter de comprendre. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais » dit-il.
S’en étonnera-t-on ? Les professeurs enseignent un « Savoir » figé, apprennent des formules. Que peuvent-ils donner d’autre ? L’artiste, lui, est à la recherche de l’inconnu, de l’indicible, l’artiste s’aventure en terre vierge, sans soutien, invente la forme pour le dire, imagine tout, les mots, la syntaxe, les règles de base. Il doit tout tordre, tout changer pour dire ses petits riens ou formuler son Grand Œuvre.
Tout en s’ébrouant ainsi à l’Ecole des Beaux-Arts, Zong De An participe à des salons, à beaucoup de salons : « Réalités nouvelles », « Jeune peinture », « Salon de mai », « Salon de Montrouge », « Grands et jeunes d’aujourd’hui ». Il n’y a là rien à apprendre, bien sur, si ce n’est le contact avec le public, si ce n’est le plus important : « J’ai découvert que j’étais vivant », dit-il.
Il repart, saisi de nouveau par son démon du voyage. Il apprend le monde .
Il apprend à voir, à sentir, à connaître ; mais à sa façon, enfin. Très physique. Comme si Zong de An avait besoin de vérifier que le réel existe, de goûter les choses, de les toucher, d’en éprouver la pesanteur et la grâce. Rien n’est évident, jamais. Si nous en doutions la physique quantique nous le rappellerait, qui a introduit dès les premières années du siècle, le doute dans l’univers trop bien réglé, trop bien balisé de la science.
Le principe d’incertitude d’Heisenberg, notamment. Rien n’est évident, d’emblée, pour l’artiste qui, à chaque pas, chaque fois qu’il imagine une œuvre nouvelle, réinvente le monde et des règles nouvelles. Ou devrait le faire. Comme beaucoup d’autres artistes asiatiques Zong De An considère le temps comme espace premier où con art se développe. Naguère ses toiles, ses tissus posés au sol avec leur allure de voile de Véronique, évoquaient le processus photographique à travers le phénomène magique, fascinant, de l’apparition, de la révélation de l’image. Les toiles de Zong De An se fabriquaient lentement accueillant, par exemple, ainsi que je l’ai ait la coloration de la rouille comme des stigmates qui s’étendaient dans le corps du tissu, longuement.
Aujourd’hui le vocabulaire de l’artiste s’enrichit. L’orchestration développe et s’amplifie ; mais la préoccupation essentielle reste la même : attentive à laisser le réel s’inscrire de lui-même sur la toile presque sans intervention de l’artiste. Comme si le réel advenait là.
L’intérêt de son travaille, plastiquement magnifique, ne vient-il pas, alors, de ce qu’il paraît se poursuivre au-delà du mouvement où il s’est inscrit dans une forme non pas fixée mais toujours en évolution. Vivante.
Des papiers s’empilent, comme cela, sans qu’il y ait rien d’autre que cet empilement de rectangles aux bords irréguliers, de couleurs différentes, en attente d’être utilisés peut être ou tout simplement saisis dans ce mouvement de l’attente, plus essentiel encore.
Des gestes premiers sont tentés, des recouvrements, des superpositions. Le papier sur le sol sert de socle non pas à des objets identifiables, chargés de sens, non : à des formes là pour leur présence, leur masse compacte ou légère qui font écran à la lumière et inscrivent sur le blanc du papier, en réserve un blanc plus blanc que celui de la feuille exposée à la flétrissure du temps, aux salissures ordinaires. Une permanence dans l’impermanence du monde.
Les feuilles, à terre ou au sol sont rarement sales. Comme si le caractère unique de l’œuvre s’avouait sans grand intérêt, qu’on voulait au contraire montrer que le phénomène à l’œuvre là s’offrait en nombre dans la succession régulière des jours.
Curieuse façon, pour un artiste, que d’intituler «le réel» ses œuvres. Non pas comme une évidence : comme s’il y avait un doute. Comme si la réalité n’allait pas de soi, comme si la tache de l’artiste, celle de Zong De An en particulier, était de forcer le réel à s’affirmer face au questionnement de celui qui le donne à voir.
A s’affirmer, certes, mais de façon transitoire : dans le pourrissement ou le dessèchement de pommes de terre vaguement « sculptées » et posées sur des feuilles dans. La deperdition de la couleur sous l’effet de la lumière.
L’œuvre de Zong De An est ainsi moins celle d’un abstrait élégant, délicat, épris de raffinement que celle d’un artiste qui estime, comme Saint-Thomas que « la beauté est la splendeur du vrai ».

Michel Nurisdany



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La pause du temps (extraits)
par Stéphane Huchet (in cat.exp.galerie Patricia Dorfmann, Paris 1994)

Vous entrez dans les oeuvres de Zong Dé An comme dans un lieu silencieux. Que dire? Comment parler ? Surtout quand le travail doit exhaler seul sa secrète parole d'amour...
Toiles blanches ou moins blanches, plus ou moins durcies sous l'action d'une matière recouvrante, fragmentées, rassemblées, suspendues au mur ou posées au sol, enfin cela c'est la cuisine ou la technique que Zong Dé An ne tient pas plus en estime, que toute description.
Il y a des juxtapositions et des superpositions de feuilles de papier, toute une parcheminerie.
Il y a des taches de couleur qui se décolorent, des cercles de fer qui rouillent sous l'effet du temps et de l'exposition à la lumière, longue alchimie, long devenir de ces têtes sculptées dans de la pomme de terre sèche jusqu'à être comme pierre au soleil.
Ces têtes, Zong dé An aime leur consacrer une théorie elliptique de "l'objet".
Il n'y a pas d'objet, affirme-t-il. Il n'y a que du réel qui frappe à la porte des formes et qui les traverse et les transit.
La sensibilité de Zong dé An n'est pas sans rappeler la sensibilité suprématiste.
Malevitch estimait en effet que les objets encombraient en quelque sorte l'horizon des hommes, qu'ils constituaient un obstacle à l'intuition de l'essence des choses, qu'ils n'étaient pas tant concrets qu'illusoires, car ils donnaient la main à des concepts à des idées et à des instruments de connaissance par lesquels l'homme essaie de se soustraire au poids de l'inconnu et du mystère.
Zong dé An est un peintre abstrait. Il veut transir, toucher à la zone incorporelle où les choses ont leur vie propre, où elles reposent dans la dimension de l'origine, où elles génèrent la beauté, où elles se destinent à entrer dans l'expression des corps pour mieux les transcender.
Dans la rigueur éthique qui fait la tenue artistique de Zong dé An, s'annonce un sens spirituel, discret (…).

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